

Le récit fondateur
Avant même d’avoir un nom, Dragon-Fly a commencé par une fissure dans ce qu’on croyait vrai. Pour Jonathan, cette faille s’est ouverte dans la rue — d’abord comme jeune en situation d’itinérance, puis comme intervenant. Très vite, les discours tombent : ce n’est pas vrai que l’itinérance s’explique par la drogue ou l’alcool, ce n’est pas vrai qu’on peut s’en sortir en suivant les étapes prévues. Ce qu’on appelle « itinérance » est une étiquette posée sur des vies abandonnées, des récits sans écoute, des systèmes éclatés, des familles absentes. De l’autre côté de l’océan, Andrea accompagne des enfants institutionnalisés au Portugal. Elle y voit la même chose : des existences réduites à des dossiers, des liens impossibles, une humanité étouffée sous la gestion. Ni l’un ni l’autre ne comprend encore exactement ce qu’ils pressentent, mais quelque chose se forme. Une même intuition : c’est dans l’histoire des personnes, dans leur lien aux autres, que se cache la vraie réponse. Et qu’il faudra, pour la faire émerger, changer complètement de regard.
Bien avant que leurs chemins ne se croisent, Jonathan et Andrea vivent chacun une plongée dans les rouages du système. À Bruxelles, Andrea travaille au sein de la représentation portugaise auprès de l’Union européenne. Elle assiste aux négociations, aux discours sur les droits humains — mais voit aussi, en coulisses, à quel point le langage politique s’éloigne du réel. Les messages se vident, la bureaucratie freine tout, et derrière les beaux principes, le pouvoir et l’argent mènent la danse. Jonathan dirige trois refuges d’urgence pendant la pandémie. Il découvre lui aussi l’envers du décor : les financeurs, la Ville, les voisins, les tableaux de bord. Il voit des intervenants sincères mais dépassés, des décisions précipitées, et en contraste, des personnes itinérantes pleines de savoirs, de talents, de lucidité. Pour lui, une évidence surgit : ces récits trop souvent considérés comme des “problèmes” sont en fait porteurs de solutions concrètes — pas seulement pour l’itinérance, mais pour une société tout entière en perte de repères. À travers ces deux réalités, une même leçon émerge : ce n’est pas la vulnérabilité qu’il faut corriger, mais bien la structure qui prétend la gérer.
À un moment, il ne suffit plus de comprendre : il faut s’immerger. Jonathan crée Comm-Un et s’engage, sans distance, aux côtés de celles et ceux qu’on regarde trop souvent de haut. Il partage les jours, les projets, les silences, et comprend que ce n’est pas la rue qui abîme, mais le regard que la société pose sur elle. Dans les récits ébréchés, il perçoit des appels, des forces, des savoirs à accueillir. Comm-Un devient un laboratoire de dignité partagée : un lieu pour rêver, jardiner, bâtir autrement. Au Mozambique, Andrea suit une trajectoire parallèle. Elle accompagne les jeunes de la rue, cultive des liens durables, s’enracine dans la vie quotidienne. Elle aussi réalise que le changement profond ne vient pas des programmes ou des politiques, mais des relations vraies, tissées dans la durée. Ensemble, sans encore se connaître, ils découvrent la même chose : que l’humain, quand il est reconnu dans sa totalité, devient porteur de transformation. Que le soin vient du lien.
Quand nos chemins se sont croisés, quelque chose s’est aligné. Andrea venait du monde des idées, des récits, des systèmes. Jonathan portait l’expérience brute, l’instinct façonné par la rue. Ensemble, nos apprentissages se sont mis à parler entre eux. L’intuition que l’itinérance n’est pas ce qu’on croit. La lucidité sur les impasses des politiques publiques. La certitude que les réponses viennent des histoires, des liens, de la dignité restaurée. Et cette dernière révélation, commune : qu’il est impossible d’avoir un réel impact sans voir l’écosystème dans son entier. Chaque geste, chaque posture, chaque structure peut nourrir ou déstabiliser l’équilibre fragile de nos communautés. Dragon-Fly est né de cette addition — pas comme un projet de plus, mais comme une manière de faire autrement. Une manière de rassembler ce que le monde sépare trop souvent : la rigueur et le sensible, le vécu et l’analyse, la guérison individuelle et la transformation collective.
Ce que nous portions ne rentrait dans aucune case. Trop vaste, trop vivant. L’itinérance, les récits invisibles, les failles du système, les possibles inexplorés — tout appelait un espace souple, audacieux, capable d’agir là où les structures traditionnelles s’arrêtent. Alors, plutôt qu’un organisme, nous avons choisi l’incorporation. Non pas pour nous éloigner de nos racines sociales, mais pour leur donner l’ampleur qu’elles méritent. Dragon-Fly est une passerelle : entre la rue et les institutions, entre l’intuition et la stratégie, entre l’invisible et l’action concrète. Nous croyons que les marges contiennent des trésors de vision. Que dans les rêves jugés « trop complexes », se trouvent des projets capables d’inspirer toute une société. Ce que nous offrons, c’est un cadre vivant pour révéler ce qui ne rentrait nulle part ailleurs.
Les fondations de notre mission





